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Le jeu, le joueur, ses mobiles

Les joueurs

Depuis que le monde est monde, l’homme a toujours joué. Il n’a jamais hésité à risquer sa fortune, son royaume, sa femme et même sa vie sur un coup de dès.

Jouer est une façon d’acheter de l’espoir à crédit. Nous sommes tous esclaves de la fascination et de l’excitation que provoque le hasard.
Pour nous rendre compte de la plénitude de notre esclavage, rappelons-nous seulement que chacun de nous doit son existence à la jonction hasardeuse de deux petits organismes féconds ; et que d’une disposition de chromosomes, gènes et hormones, apparemment due au hasard, dépendent notre sexe, notre aspect et notre caractère. Nous vivons, c’est-à-dire que nous nous hâtons vers une mort, dont le mode et la date dépendent entièrement du hasard.

Durant cette course à la tombe, nous ne cessons jamais de jouer, car nous ne pouvons connaître le résultat de chacune des nombreuses décisions que nous avons à prendre quotidiennement ; nous ne pouvons qu’espérer « avoir fait pour le mieux ».

Imaginons un homme qui tenterait délibérément de se soustraire à l’emprise du hasard. Il ne se préparerait pas précisément une vie facile. Il lui faudrait cesser de fumer pour ne pas courir le risque d’attraper un cancer du poumon ; renoncer à l’alcool par crainte de s’abîmer le foie ; ne plus sortir de chez lui pour éviter les hasards des voyages ; garder son argent dans un vieux bas pour ne pas risquer de le perdre.

Mais s’il pousse ses appréhensions jusqu’à leur conclusion logique, il se peut très bien qu’il meure de consomption dans son lit, et que son risque-tout de fils s’empare du bas, jette l’argent par les fenêtres en menant une vie de bâton de chaise, puis meure de sa belle mort à 94 ans. Avec le hasard, comme en beaucoup d’autres matières, il ne faut pas attendre de justice.

La plupart des gens prennent les hommes D’État pour des êtres prudents. En réalité, le bluff diplomatique et les coup de poker les plus fous sont monnaie courante dans les conférences internationales. On n’aurait pu parvenir, d’ailleurs, même au précaire état actuel des rapports mondiaux, si les chefs d’état avaient toujours évité les risques de guerre. Guillaume Dubois, favori de cour sous Louis XIV, fit appel à l’Angleterre pour redresser le moral chancelant de son pays décadent.

Ce faisant, il risquait à la fois sa propre carrière et l’avenir de la France. Mais son audace eut pour fruit la première entente cordiale entre l’Angleterre, la France, et la Hollande ; il obtint par surcroît un archi-épiscopat, un chapeau de cardinal, et un traitement de premier ministre.

Aujourd’hui, les hommes d’État ont entre leurs mains le pouvoir de détruire le monde, et leurs hasardeuses manœuvres diplomatiques présentent des risques que peu de joueurs conscients accepteraient.

La panoplie du joueur est vaste et variée, et ne connaît aucune limite. Des joueurs acharnés parieront à propos de deux gouttes d’eau ; laquelle atteindra la première le bas d’une vitre ? Ou sur le nombre de poils qui hérissent un grain de beauté. L’enjeu n’est pas forcément de l’argent, ni même un objet utilisable. Un historien anglais du XVIe siècle, Stow, raconte qu’un certain Sir Miles Partridge joua aux dès les cloches de l’église Saint-Paul avec le roi Henri VIII, et qu’il les gagna.

Les annales de la ville de Chester le Street, au Nord de l’Angleterre, rapportent qu’en 1735, « Henri et John Trotter, Robert Thomson et Thomas Ellison jouèrent aux cartes le fils de James et Elisabeth Leesh. Robert Thomson et Thomas Ellison le gagnèrent, et il leur fut en conséquence remis ». Un poème chinois du IVe siècle conte l’histoire de deux joueurs qui, n’ayant pas d’autre enjeu, parièrent leurs oreilles. L’objet du pari était une feuille de bouleau : après s’être détachée de l’arbre, tomberait-elle sur le sol à l’endroit, ou à l’envers ? Honorablement, le perdant se coupa les lobes des oreilles, et les présenta sur la feuille de bouleau au vainqueur.

L’histoire du jeu fourmille d’anecdotes analogues – plus ou moins spectaculaires d’ailleurs. Toutes matérialisent le fait qu’il doit y avoir des mobiles complexes derrière un besoin aussi impérieux de perdre (si l’on joue beaucoup, on perd forcément à la longue).
Il faut le remarquer, rien ne prouve que le jeu soit un instinct naturel. Les jeux des jeunes enfants sont d’ordre purement compétitif ; ils ne comportent pas d’autre récompense que le fait d’avoir gagné, ou, à la rigueur, des « prix » symboliques. Il semble que l’esprit de compétition naisse avec l’enfant ; mais celui-ci ne subira que plus tard la fascination du risque et l’attrait du gain fortuit ; ces dispositions ne se développent qu’avec l’expérience. En d’autres mots, le goût du jeu – en tant que pari – fait apparemment partie de notre patrimoine culturel le plus ancien.

Pourquoi jouons-nous ?

Alors, pourquoi jouons-nous ? Pourquoi, après un pari, en attendons-nous pour la plupart le résultat avec fièvre ? On ne peut répondre facilement. N’essayons pas d’aller à Monte-Carlo analyser nos réactions à la roulette ; nous serions bientôt trop occupés à regarder la roue. Plaçons-nous plutôt dans des conditions ethnologiques différentes ; regardons deux Africains jouer au « Mbao » (jeu qui comporte un tablier et des pions, comme les échecs, et demande une certaine astuce) ; nous sommes témoins d’une scène d’une intense émotion : les joueurs roulent les yeux, leurs gestes sont saccadés, ils se prosternent pour implorer la faveur des dieux du hasard. (Il est vrai que leurs enjeux sont plus importants que les nôtres ne l’auraient probablement été : une femme aimée peut-être, ou un troupeau de chèvres).


Pas plus dans la brousse africaine qu’à Monte-Carlo cependant, nous ne découvrirons exactement ce qui nous fascine dans les caprices du hasard. Pour le joueur endurci, d’ailleurs, il ne s’agit pas seulement d’une fascination, mais d’un besoin. Même lorsque nous ne misons qu’une minuscule somme sur un cheval, avec une apparente désinvolture, nous participons à cette fièvre. Que notre cheval fasse une pointe au poteau d’arrivée, et nous crions plus fort que les autres. Mais nous ne mettrions pas notre famille sur la paille pour recréer cette émotion.

Dans la longue histoire du jeu, on peut citer des cas innombrables de gens qui l’ont fait. Par exemple Dostoïevsky qui fut esclave du jeu de 1862 à 1872. Il lui était impossible de résister à l’attrait de la roulette tant qu’il lui restait un sou en poche. Sa vie avec sa seconde femme, Anna Gregorievna Snitkina, se passa à quémander de l’argent. Les créanciers étaient parfois des amis, ou des éditeurs, parfois de parfaits inconnus, ou même des prêteurs sur gages. Les remboursements (quand il y en avait) laissaient l’écrivain et sa femme dans un état de perpétuelle pauvreté. Mais Dostoïevsky se repaissait du plaisir masochiste que le jeu lui procurait.

Dans son journal, Anna décrit une scène caractéristique : « A son retour, il avait naturellement tout perdu. Il me dit qu’il voulait me parler. Il me prit sur ses genoux et se mit à me supplier de lui donner cinq autres louis. Il savait qu’il ne nous resterait plus que sept louis et que nous n’aurions plus assez pour vivre ; il le savait bien, mais qu’y faire ? Rien ne pourrait l’apaiser ; si je ne lui donnais pas l’argent, il allait devenir fou … Il m’implora ; que je ne l’empêche pas de se faire des reproches pour sa faiblesse insensée ! Il me demanda pardon ; le ciel savait qu’il était indigne de moi, qu’il était un monstre et que j’étais un ange, et ainsi de suite … Je ne réussis qu’à grand peine à le calmer ».

Des milliers d’autres joueurs ont ainsi entraîné dans la misère ceux qu’ils aimaient, pour satisfaire ce besoin de perdre. Mais il n’est pas facile de découvrir les causes d’une telle maladie. Demandez à un joueur pourquoi il joue, vous n’obtiendrez pas de réponse valable. Pourquoi vous donnerait-il des explications, à supposer qu’il en soit capable, ce qui est d’ailleurs assez peu probable ?
Pour illustrer cette thèse, j’ai sélectionné récemment 128 joueurs endurcis (par opposition aux joueurs accidentels). Je les connaissais tous personnellement. J’ai envoyé à chacun un questionnaire – peut-être devrais-je plutôt dire un recueil de suggestions – qui donnait huit motifs éventuels de jouer plus que de raison. Je les invitais à en choisir un. Ils pouvaient donner une réponse générale, ne s’appliquant pas personnellement à eux (afin que ces questionnaires ne prennent pas des allures de confession).

Les motifs que je suggérais étaient les suivants :

1/ Acquérir de l’argent sans avoir à le gagner – une certaine forme de cupidité.
2/ Orgueil de caste – ou plus simplement, snobisme.
3/ Compensation sexuelle.
4/ Masochisme.
5/ Ennui : refuge d’une tête creuse.
6/ Sorte d’exercice intellectuel.
7/ Désir de prouver sa supériorité sur les forces du hasard.
8/ Impulsion inexplicable.

Un rapide coup d’œil sur les réponses a confirmé mes soupçons ; les joueurs considéraient que seuls les mobiles 6 et 8 leur étaient applicables. Les mobiles 1 (cupidité) et 2 (snobisme) étaient attribués aux autres. Les mobiles 3 (compensation sexuelle) et 4 (masochisme) ne m’apportèrent que quelques commentaires grivois impubliables. Très peu se donnèrent la peine de tenir compte des mobiles 5 (ennui) et 7 (désir de prouver sa supériorité sur les forces du hasard).

Au début du 19e siècle, un médecin suédois, Erik Kröger, organisa une « station d’observation » à Zurich. Il y faisait entrer les ivrognes et les joueurs qu’il ramassait. Il envoya à ce sujet un rapport très révélateur à un collègue :

J’ai séparé maintenant mes ivrognes de mes joueurs. Chaque salle comporte un judas qui me permet de les observer sans qu’ils s’en doutent … J’ai trouvé mes joueurs à Wiesbaden. On les avait jetés à la porte de nombreux tripots, soit pour dettes, soit en raison de leur caractère violent et agressif.

L’un d’eux est cupide (il ne joue que de petites sommes et se saisit avidement de ses gains) ; un autre est intelligent et vaniteux ; il ne joue qu’aux jeux où il peut prouver sa supériorité intellectuelle ; un autre a la tête si vide que rien ne l’intéresse, sauf les cartes, et qu’il ne peut comprendre même le livre le plus simple ; un autre encore est si superstitieux qu’il en devient maniaque ; c’est amusant d’ailleurs de le regarder faire ses singeries : il se lève de sa chaise pour en faire le tour, salue les cartes et les dès, leur murmure des formules mystérieuses et accomplit tout un cérémonial compliqué pour se rendre maître de la chance.

Deux autres présentant des symptômes de forte émotion : ils s’arrachent les cheveux, grincent des dents, poussent des cris perçants, qu’ils gagnent ou qu’ils perdent. Ils peuvent rester dans cet état exacerbé jusqu’à quarante-huit heures de suite, puis tombent exténués dans le sommeil ».

Malheureusement, le Docteur Kröger ne put continuer son étude ; la loi s’abattit sur lui ; on lui reprocha d’avoir enfermé des gens contre leur volonté. Mais, si on l’avait laissé faire, il aurait peut-être devancé Freud par cette étude d’une forme particulière du comportement. Il a, en tous cas, apparemment découvert au moins trois des mobiles que je suggérais à mes amis joueurs : la cupidité, l’ennui, et le désir de prouver sa supériorité sur les forces du hasard.

Freud, à son tour, suggéra que ce besoin de jouer était souvent une forme de compensation sexuelle. « Le mouvement des cartes dans les mains du joueur, écrivit-il, l’avance et le retrait du râteau du croupier, les secousses du cornet à dès peuvent être identifiés avec des sublimations du coït ou de la masturbation ».
Comme nous le savons tous, Freud avait une tendance troublante à trouver presque partout des symboles sexuels. Mais bon nombre de psychiatres appuyèrent sa thèse par la suite, et l’étayèrent par des preuves. J’en ai questionné trois qui m’ont fourni sept histoires-type où il est question de mariages qui s’en vont à la dérive. Dans ces sept cas, le mari était un joueur acharné ; cinq étaient taxés par leurs femmes de frigidité sexuelle.

Un psychiatre m’a déclaré : « Je ne prétends pas bien sûr que c’est consciemment qu’on choisit le jeu pour compenser un manque d’activité sexuelle ; mais le jeu peut servir de dérivatif à une activité sexuelle qui – pour une quelconque raison – ne peut se satisfaire normalement. Les joueurs endurcis s’épuisent en jouant leur potentiel de sensibilité, et de nombreux cas suggèrent qu’ils sont portés aussi à la frigidité sexuelle ».

Dostoïevsky écrivait à sa femme qu’il avait connu l’orgasme en perdant (et non en gagnant, remarquez-le) une forte somme à la roulette, un soir.
Le psychologue américain Robert M. Lindner, dans son article sur « la psychodynamique du jeu », cite le cas d’un de ses malades dont les symptômes sont parallèles à ceux de Dostoïevsky. Lindner a découvert la cause de ce phénomène : il s’agit pour le sujet d’une activité de compensation, plus satisfaisante que la masturbation provoquée par les frustrations d’enfance.

Les joueurs chroniques, affirme Lindner, « semblent tous posséder une forte agressivité avec d’immenses réserves d’hostilité inconsciente et de sentiments de frustration … ». Un autre psychiatre, Ralph Greenson, affirme : « Le joueur jouit d’une façon masochiste de sa peur de perdre ; il la prolonge le plus longtemps possible, car lorsqu’il quitte la table de jeu, ou le champ de courses, pour reprendre sa vie ordinaire, une peur réelle ou intolérable l’assaille ; la crainte moins importante de perdre son argent est par comparaison un plaisir. Le simulacre est ici une sublimation d’un drame réel ».

Quoiqu’il soit difficile de trouver des gens qui veuillent bien avouer de tels motifs, même en supposant qu’ils en aient conscience, on tombe de temps en temps sur des fragments de confessions qui peuvent être plus intéressants que les découvertes de l’analyse.

D’une façon ou d’une autre, il semble que les joueurs aient souvent des tempéraments violents. Mais si cette rage, démonstrative ou cachée, est si manifeste qu’elle semble faire partie du portrait traditionnel du joueur, on peut se demander comment elle se relie à la joie secrète de perdre dont parlent Ralph Greenson et d’autres psychologues. La réponse est que cette rage même provoque la jouissance parce que la tension se relâche alors. D’ailleurs, si le champ d’action du joueur est semé de débris, de corps de suicidés et d’assassinés, l’expérience montre aussi que beaucoup de réactions sont de loin moins spectaculaires. Les joueurs qui n’ont pas le goût du drame, comme les mariages heureux, attirent peu l’attention mais ils sont la majorité.

En anglais, le mot « gambling » (jeux de hasard) vient de l’anglo-saxon gamenian (divertissement ou compétition sportive) ; avant qu’il n’y entrât un sens de pari, il signifiait jeu d’adresse ou de force. Mais dès que les délectables caprices du hasard furent révélés aux hommes, ils y virent de nouvelles et séduisantes possibilités de compétition. Tout un nouveau monde s’offrait à eux, riche de beaucoup plus de ressources, et demandant moins d’efforts qu’aucun autre divertissement.
Si tu escalades ce mur, Fils, il se peut que tu tombes dans la mer et que tu te noies ».
Non, je ne tomberai pas, répond le fils en escaladant le mur. Et je verrai la mer ».
Il le fait bien sûr. Il gagne ainsi la première manche contre les lois du hasard. Qui mieux que lui peut évaluer le plaisir égocentrique qu’il y a à ne pas tomber ? Et qui mieux que lui peut ressentir l’émotion que ce plaisir lui apportera dans ses assauts futurs contre le hasard – dans la vie quotidienne ou aux tables de jeu ?
Voici donc le fondement psychologique du jeu : égocentrisme, plus espoir (aussi instinctif que l’égocentrisme chez l’homme), provoquent ce besoin que nous avons tous de prendre des risques. Égocentrisme, plus espoir, plus un des 8 motifs exposés précédemment (et il y en a sans doute plus de huit), déterminent la psychologie du joueur sérieux, c’est-à-dire de l’homme qui, consciemment, se mesure avec le hasard plus étroitement qu’il n’est nécessaire.
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