in

Le rituel de la volupté

A toutes celles qui avaient confusément pressenti les joies de l’amour et que l’ignorance ou la grossièreté de l’homme ont désespérément déçues.

Ceci n’est pas un récit d’orgueil mais un acte de reconnaissance envers l’Amour et, ce qui peut paraître vain, c’est précisément qu’il y ait dans ces lignes un désir d’enseignement.
Que tous les amants croient inventer l’amour, voilà le lieu commun et qui a droit d’affirmation; que tous les amants imaginent les sommets, où ils se hissèrent tant bien que mal, inaccessibles au reste de l’humanité, c’est là une banalité et qui ne souffre pas la discussion.
Lieu commun menteur comme un proverbe, banalité aussi peu banale que la neige sur la Méditerranée, fausses vérités qui faisaient pousser à Nietzsche ce cri : « Hélas ce misérable contentement à deux ! »
Il n’est que d’avoir trop rempli sa vie sentimentale ou sensuelle pour connaître toute la détresse de l’amour humain et pour mépriser avec Zarathoustra « les villes où les hommes en rut sont trop nombreux ». S’il reste encore un peu de volupté, elle s’est réfugiée chez les êtres intelligents qui demeurent le plus près de la nature, mais les villes ont pris tant de monde qu’elles établissent désormais les règles générales, de sorte que, pour étudier nos contemporains et leur sensibilité amou­reuse, il nous faut respirer, bon gré mal gré, cet air qui va de l’usine au palace et du logement ouvrier au salon académique.

Mais du quartier pauvre au quartier riche la même lamentation s’élève de celles qui pleurent leurs rêves de jeunes filles. Toutes celles qui ont un jour trahi la fidé­lité légale ou le serment consenti dans une attente mer­veilleuse ; toutes celles qui courent à l’adultère comme un embrasé vers le puits saharien ; toutes n’apportent à leur nouvel amant que leur indigence et leur tristesse qui sont les reflets de l’indignité de l’homme qui pré­tendit en faire des femmes.

Celui qui a inspiré ces lignes m’a souvent dit qu’il a l’impression, lorsqu’il regarde la longue route de sa vie amoureuse, de n’avoir pris que des vierges ou des per­verties. Les unes se croyaient femmes parce qu’elles avaient été déchirées un soir. Elles n’apportaient d’ail­leurs, les pitoyables créatures, d’autres souvenirs d’amour que l’écho des cris que cette opération leur avait arra­chés. Tout était vierge en elles, hormis cela, mais qui est le seul élément d’appréciation du vulgaire.

Les autres se croyaient des amantes parce qu’elles avaient confondu certains attouchements avec des caresses, et parce qu’on leur avait causé certaines crispations. Elles baptisaient ces crispations nerveuses : la volupté ! Les unes étaient encore guérissables, puisqu’elles ne connaissaient rien que l’ennui de se soumettre réguliè­rement à une gymnastique écœurante ; les autres étaient à jamais perdues pour l’amour, puisqu’elles croyaient l’avoir trouvé alors qu’elles sacrifiaient à une caricature…
Il est si facile en vérité de multiplier l’expérience en ces choses qu’on ne saurait laisser dire insolemment : « Tenez-vous donc tranquille ! En eussiez-vous connu mille et trois, tant pis pour vous si vous n’avez pas eu de chance ou si vous n’êtes qu’un sot ! » Voire ! L’insulte est attendue.

La détresse de l’amour humain n’a qu’une raison : l’indignité de l’homme ; or l’homme aime assez peu qu’on étale publiquement son indignité. Au surplus on peut accepter de bon cœur l’éventua­lité de n’avoir pas eu la main heureuse, on peut admettre même que l’observateur ne fut qu’un sot, mais il con­vient de raisonner un peu malgré tout.

Mille femmes ont dix mille camarades ou amies et dix mille femmes ont cent mille amies. Un champ d’expérience restreint est en fait considérablement mul­tiplié, parce que les femmes sont bavardes et que, lors­qu’elles sont seules, elles ne parlent que de l’amour et pour déplorer de ne le point connaître.
Des femmes parlant en confidence, si elles mentent, c’est pour affirmer que l’amour leur fut révélé et qu’elles savent la volupté.

Il faut les croire sincères et les consi­dérer comme des élues. Mais les autres, la masse des autres, le troupeau des autres, mentiraient-elles pour se diminuer aux yeux de leurs compagnes ? Mentiraient-elles pour dire que leurs élans ont été brisés, que leurs rêves ont fraîchi, comme dit Rimbaud, et qu’enfin le paradis qu’elles avaient entrevu par les discours de leurs aînées ou les livres des maîtres, ce paradis qu’elles avaient su inventer seules peut-être, ce paradis-là, l’homme n’avait pas su en découvrir la porte ?

Changer souvent de maîtresse et les observer et les interroger sur elles-mêmes et sur leurs amies, c’est faire métier de dame patronnesse éternellement en visite dans des taudis. Le cœur humain, taudis ; l’âme humaine, taudis ; l’esprit humain, taudis : — l’amour humain n’a plus qu’un grabat pour y mener ses jeux parodiques.

Les toiles d’araignée, la vermine, l’air empesté, le jour douteux empêchent son épanouissement et il n’y a pas dans nos rues dix hommes sur mille qui puissent se glorifier de ce beau titre difficilement décerné par le populaire : enfant de l’amour.
L’amour est le pays inconnu, peut-être parce qu’il est le pays offert à chacun et trop près de tous. Ne dit-on pas que les seuls parisiens de Paris ignorent leur ville ? N’êtes-vous pas accoutumé d’aller chercher très loin ce qu’une nature généreuse a pourtant mis à portée de votre main ? Le pré, le val, la plage, le mont, l’eau ther­male que vous avez près de vous ne vous intéressent pas et vous geignez pourtant sur l’éreintant chemin d’un val, d’une plage, d’un mont qui ne vaudront point les vôtres.

De cette même inquiétude surgit quelquefois le vice, qui ne nous intéresse ici que lorsqu’il prétend recevoir les hommages que l’on réserve à la vertu ou plus exac­tement aux vertus. Ce n’est pas nous qui nous penchons sur le vice, c’est lui qui nous raccroche. Il se répand dans les rues, aux lieux publics, dans des feuilles spéciales —oh ! oui, spéciales ! — il s’avoue, il se proclame, il fanfaronne.
Or, de quelque masque qu’il s’affuble, le vice n’a presque toujours qu’un visage : l’impuissance.
Nous avons à ce sujet quelques mots à dire.
Il est bien vrai que, à ceux qui peuvent le rejoindre et l’atteindre, l’amour est trop simple, trop candide, trop franchement offert pour qu’on en reconnaisse le prix. Alors on s’égare, et sa statue, qui est aussi nom­breuse que les couples, pourrait porter avec autant d’iro­nie que d’amertume ces mots gravés sur le socle : « Deo ignoto. »
L’amour est en effet ignoré à un degré qu’on ne peut pas imaginer, pour cette raison que ceux qui savent, méprisent ceux qui ne savent pas, mais aussi parce que beaucoup qui croient savoir ne savent rien ou, qui pis est, s’obstinent dans des erreurs néfastes.
Tu sais ta religion et les autres, et tu ne sais pas l’amour qui est la religion.
Tu sais ton art et les autres, et tu ne sais pas l’amour qui est l’art.
Tu sais les lois de ton pays et des autres pays, et tu ne sais pas l’amour qui est la loi.
Tu crois savoir vivre, pour toi, pour les autres, et tu procrées, hélas ! et tu ne sais pas l’amour qui est la vie.
Un seul jeune homme trouverait-il sa vocation et deviendrait-il l’amant merveilleux attendu par toutes les femmes que ces quelques lignes n’auraient pas été vaines !
Un seul, un seul parmi la foule des veules, des ignares, des avantageux, un seul… comme cela serait beau déjà, puisqu’il deviendrait aussitôt hautain, ironique, mépri­sant… apostolique.
Car il faut que ceux qui comprennent soient les apô­tres de l’amour.
>Pierre Bonardi